Développement durable

 

Espaces naturels n°15 - juillet 2006

Des mots pour le dire

Éric Binet
Haut fonctionnaire chargé de la terminologie et de la néologie en matière d’environnement au ministère en charge de l’Écologie

 

En 1995, la loi Barnier intègre la notion de développement durable dans le code de l’Environnement. Depuis le 1er mars 2005, le terme figure dans la charte adossée au préambule de la Constitution. Que désigne-t-il ? Une idéologie ou, plus prosaïquement, un but à atteindre ? Éric Binet, qui remet pour nous le terme en perspective, aime à rappeler qu’au moment des débats parlementaires pour l’adoption de la loi, le gouvernement avait indiqué sa volonté d’en faire un objectif et non un principe général du droit. Dans les textes, l’expression « le développement durable » arrive précédée de « en vue de... », « pour parvenir à... », « afin d’assurer... ». Le « développement durable » est une idée régulatrice et non un concept.

Définir un terme est un plaisir délicat, car la définition n’est pas au commencement, mais à la fin d’une tentative de compréhension. Elle n’est pas donnée, surtout s’il s’agit de rendre compte d’une réalité en gestation…
Les trois dernières décennies ont établi chacune un constat : les ressources planétaires sont limitées, il y a perturbation des écosystèmes du fait de nos modes de production et de consommation, les inégalités entre peuples et territoires sont croissantes. Alors, le « développement durable » nous interroge.
Davantage idée régulatrice que concept au périmètre délimité, il nous pose trois questions : qu’en est-il du « viable », du « vivable » et de l’« équitable » dans chacun de nos choix d’aménagement et d’équipement, dans nos programmes, et dans nos planifications ?
On dirait qu’il nous parle à partir d’un horizon où il se trouverait en disant : vous êtes capables (finales en able),
mais que faites-vous de vos capacités ? Parce qu’il n’est pas un principe universel a priori, il faut justement le décliner en orientations pour en définir les objectifs opérationnels. En faire un principe est un choix pour l’action : d’où l’idée de « stratégies » et de « modes de gouvernance ». En somme, il indique un espace de convergence, il en ouvre la possibilité, et à partir de là il oriente nos réalisations, mais il les critique aussi. Par exemple, si nous affirmons que « l’environnement doit faire partie intégrante du processus de développement », il faudra montrer les évaluations qui prouvent non seulement cette prise en compte, mais cette intégration.
Ce disant, nous entendons bien qu’il s’agit d’un modèle, dont on cherche à se rapprocher mais qui n’est pas tout fait. Il engage de nouvelles solidarités, des ruptures technologiques, un changement éthique. Et déjà nous nous éloignons d’une définition pour laquelle le développement durable serait une « situation où les perspectives de développement n’appellent pas de mesures correctives à court terme » !
À l’autre bout du spectre, cette expression de développement durable est une contradiction dans les termes. Qui dit « développement » dit qu’une certaine grandeur croît de façon à peu près exponentielle ; qui dit « durable » ne fixe pas de limite temporelle à cette croissance. Dans un monde fini, c’est une pure impossibi-lité, note Jean-Pierre Dupuy dans sa Petite métaphysique des tsunamis1.
C’est qu’en effet, plus qu’un objectif, le « développement durable » demeure une idée directrice qui fait l’objet d’une affirmation volontaire à long terme, d’un engagement, envers un certain type de développement.
Et c’est ici qu’il y a débat sur l’adjectif. Les adjectifs soutenable, supportable ou acceptable, complètent utilement le sens de l’adjectif durable choisi par l’usage. Pour préparer la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement de Rio de Janeiro, en 1992, le rapport de Mme Gro Brundtland, Notre avenir à tous2, a popularisé en 1987 l’expression anglaise sustainable development, employée en 1980 par l’Union internationale de conservation de la nature. Chacun en connaît la définition commune devenue désormais classique : modèle de développement s’engageant à concilier les exigences environnementales, économiques et sociales, en vue de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité estimée des générations futures de répondre aux leurs.
L’intérêt de l’adjectif « durable » est de replacer l’enjeu dans un temps humain, où apparaissent « les générations futures ». L’intérêt de l’adjectif « soutenable » est d’attirer l’attention sur les conditions du durable – les ressources, l’espace, l’énergie, les fonctions support, les prérequis de faisabilité et la rétroactivité des projets – et donc sur ce qu’il faut quitter de « l’insoutenable », notamment quant aux solidarités entre peuples et territoires, et entre générations.
Il ne s’agit donc pas seulement d’affirmer trois « piliers » du développement durable, mais de pouvoir démontrer que la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social sont conciliés, eu égard à l’article 6 de la charte de l’Environnement adossée depuis le 1er mars 2005 au préambule de la Constitution.

1. Le Seuil, 2005, p. 101-102.

2. Disponible en pdf : http://fr.wikisource.org/wiki/Rapport_Brundtland