Comprendre la fréquentation
Espaces naturels n°19 - juillet 2007
Juliette Vodinh
Chargée de mission scientifique Asters
Au centre des réflexions des gestionnaires : maîtriser la fréquentation et du même coup la comprendre. Qui, quoi, où, pourquoi, quand, comment, depuis quand ? Le comité scientifique des réserves de Haute-Savoie a transformé ce questionnement en objet de recherche. L’étude a fait l’objet d’une étroite collaboration entre chercheurs et gestionnaires. Comment ces derniers se sont-ils saisi des résultats ?
Pour les gestionnaires, la rédaction d’un plan de gestion est un moment d’intense réflexion. Celle-ci débute généralement par une longue séance où chacun est convié à nourrir l’analyse. Les réserves de Haute-Savoie n’ont pas failli à la coutume. Dès les premiers échanges sur la fréquentation touristique, engagés avec le comité scientifique1, un thème est revenu, récurrent : celui des sentiers. Or, qui dit sentier, dit réseau de sentiers, usagers des sentiers, gestion des sentiers, et, bien sûr, évolution des usages et diversité des acteurs. À ce questionnement global, il faut ajouter des interrogations liées à la spécificité des territoires, caractérisée ici par une fréquentation ancienne du fait de la proximité de grands centres touristiques (Chamonix, Samoëns) et de zones urbaines (Genève, Annecy).
L’idée de développer une gestion cohérente d’un réseau de sentiers recouvrant six réserves de montagne a semblé séduisante. Mais la mise œuvre d’une telle proposition se révèle complexe : sans doute du fait de l’existence de six communes et de deux fortes intercommunalités !
Aussi, avant d’envisager des mesures de gestion concertée, il était primordial de comprendre les représentations et les enjeux que chacun des acteurs attribue à l’objet sentier. D’autant que, sur ces territoires, Asters2, gestionnaire des réserves, n’intervient pas sur les sentiers.
Toutes ces problématiques ont alors été portées auprès de scientifiques. Ainsi est né un programme de recherche dont la particularité fut la collaboration, au quotidien, de chercheurs et gestionnaires.
Resituer les enjeux. Les chercheurs ont tout d’abord proposé d’explorer l’évolution historique des usages des sentiers et de leur mise en valeur. Ce travail a permis de découvrir que, de 1860 aux années 1960, l’évolution des sentiers a été gouvernée par l’accès aux ressources économiques (agropastorale et forestière). Puis, l’essor du tourisme (1960) et la création des réserves (1970 à 1980) ont suscité des projets d’aménagements (balisages, créations de sentier…). Enfin, les années 1980 à 2000 ont vu la démultiplication des projets touristiques où le sentier devient une ressource, un outil de valorisation patrimoniale. Pour le gestionnaire garant de la découverte du patrimoine mais avant tout de sa protection et de sa valorisation, c’est l’émergence de questions : « Faut-il limiter les projets de mise en valeur ? »
Si Asters a peu de prise sur la gestion du réseau, son expertise est par ailleurs continuellement sollicitée sur les questions de balisage, d’impact, d’éthique, ou sur les orientations thématiques. Les résultats de ce programme lui ont permis de mettre en perspective les projets d’aménagement avec une vision globale du réseau, de son évolution, de son expansion et des dérives qui pouvaient survenir. Appuyant son argumentaire sur cette analyse, Asters a proposé, par exemple, une modification du tracé de la via alpina, et le non-balisage de certains itinéraires pour préserver un vallon dont la tranquillité est particulièrement favorable à la faune.
Partager les analyses pour décider ensemble. Un autre axe du programme de recherche a porté sur la concertation. En effet, les changements d’usages évoqués précédemment occasionnent l’apparition de nouveaux acteurs et, avec eux, de modalités d’intervention sociopolitiques et institutionnelles différentes. Sur le terrain, Asters, qui fait face à un foisonnement de partenaires et d’intérêts divers, doit donc pouvoir comprendre ces acteurs afin de leur proposer son point de vue et engager avec eux une gestion concertée (dans l’idéal, à l’échelle du réseau de sentiers).
Pour mettre en place une telle stratégie et tenter de mobiliser un panel croissant d’acteurs, il était important de savoir, comment chacun d’entre eux percevait le réseau de sentier et quelles étaient ses logiques d’intervention. Une partie des quatre-vingts acteurs (à ce stade, considérés comme objet d’étude et non comme partenaires) ont donc été audités. L’analyse de leurs modalités d’intervention a fait apparaître diverses questions : celle du statut du sentier (bien commun, objet public ?), de l’appréhension du réseau (voie d’accès, outil de canalisation, source de perturbations, objet patrimonial et identitaire, ressource économique…), des échelles d’intervention, des légitimités et conflits entre protagonistes de la gestion.
Si le programme apporte des éléments d’analyse, on peut regretter que l’ensemble des acteurs n’ait pas été clairement associé à la recherche dès les premières phases du programme. C’est, aujourd’hui, un frein à l’appropriation des résultats.
Les classiques enquêtes de fréquentation ayant été réalisées, la recherche est allée au-delà en travaillant sur une approche spatio-temporelle des flux de fréquentation. Ainsi, l’utilisation du logiciel CDV-TS System a débouché sur une représentation cartographique dynamique et innovante (voir article page 15). Cet outil de simulation permet d’adapter la gestion des flux, ou encore les outils d’information des visiteurs… Toutefois, il nécessite des compétences de programmation informatique et des moyens (temps) dont ne dispose pas le gestionnaire. Pour que l’expérience soit reproductible, le logiciel demande à passer du stade expérimental au stade opérationnel. C’est une vraie question d’ingénierie, qui ne relève ni des missions du gestionnaire ni du temps de la recherche. Entre recherche et gestion, il existe un stade intermédiaire : celui de l’approche technique qu’il conviendrait de mobiliser.
Un travail précurseur. Asters a soumis aux scientifiques des questions liées à l’évolution des territoires et leurs enjeux. Elles sont un préalable indispensable à la compréhension d’un système complexe sur lequel personne ne s’était réellement interrogé. En effet, face à une dynamique d’aménagements liée à un contexte économique et touristique prégnant, il est important de prendre le temps de la réflexion et de resituer ces actions dans leur contexte sociétal, face à l’objectif de conservation des milieux naturels protégés.
On retiendra aussi que si les approches scientifiques et gestionnaires sont spécifiques, elles sont également complémentaires et leur collaboration s’avère pertinente. La recherche s’intéresse au système et fournit une analyse de sa globalité et de sa diversité. Cette dimension est indispensable au gestionnaire pour construire ses orientations de gestion du réseau de sentiers. Le gestionnaire, lui, doit s’emparer des résultats et reste responsable de ses choix.
Il faut aussi souligner que cette recherche a fait l’objet d’une publication spécifique. Cette formalisation des résultats s’est avérée indispensable pour que les différents acteurs s’en saisissent. Cependant, on regrettera que cette appropriation se soit révélée difficile. Ceci malgré l’existence d’un document propre au site Arve-Giffre et de l’organisation d’une table ronde. La faible participation peut être due à une association tardive des acteurs ou à un questionnement trop novateur. En effet, le « sentier » mobilise les acteurs sur des questions d’aménagement plus que sur une réflexion sur les évolutions des sociétés de montagne et leurs incidences. Mais ce travail de coopération est réellement précurseur et doit trouver un écho auprès des différents acteurs de l’aménagement du territoire.