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Scénographier le loup pour traiter de l’Homme

 

Espaces naturels n°20 - octobre 2007

Pédagogie - Animation

Maurice Bunio
Producteur

 

Maurice Bunio est producteur. On lui doit, dans les années 90, l’invention du concept de scénovision. Tout le monde se souvient de sa Toinette du massif Central dont l’héroïne racontait l’histoire d’une très vieille maison de village. Il est le concepteur du parc Alpha Loup.

Cinéma, théâtre, musée ? Comment qualifiez-vous votre spectacle ?
La raison d’être de la scénovision est de faire comprendre le lien qui existe entre l’Homme et l’objet. L’objet, entendu bien sûr au sens large. Ce peut être un village, un outil… ou, comme ici, un animal.
Comment vous dire… Quand je vais au musée de la préhistoire, je suis électrisé par les milliers de pierres qui sont là. Je trouve cela passionnant. Pourtant, la plupart des gens n’y voient que des cailloux ; simplement des cailloux. Pour que ces pierres prennent sens, il faut pénétrer le rapport que l’humain entretient avec elles. Ce n’est pas la chose qui est fondamentale, c’est le lien. Alpha s’inscrit dans cette philosophie. Le spectacle cherche à éclaircir la relation que l’Homme nourrit avec le loup dans cette région, où il est réapparu.
Alors, bien sûr, comme au cinéma, il y a une histoire et des personnages ; comme au théâtre, il y a des décors ; comme au musée, il y a des informations scientifiques… mais ce ne sont que des vecteurs. La création artistique vise un but très précis : faire en sorte que les spectateurs se forgent leur propre avis. En termes de démarche, on passe du ressenti à l’intellect.
On se sert de l’émotion pour réfléchir ?
Pour comprendre quelque chose, il faut vivre et percevoir. Le spectacle est donc conçu autour de cette notion. Les sons sont spatialisés, les odeurs sont présentes, les lumières changent. On peut toucher aussi… De la même manière, la scénographie joue sur la profondeur et l’espace. Toute la conception s’attache à aiguiser la sensibilité du public afin qu’il entre dans le quotidien des personnages de l’histoire qui se joue devant lui.
Quand les bergers sont à l’estive, qu’ils mangent à la bougie dans leur cabane, ils sont isolés du monde. Vous, êtes isolés du monde ! Et, vous aussi, vous avez peur de l’attaque. Quelque chose se déclenche qui n’est pas seulement de l’ordre du raisonnement mais de l’empathie. Parce que ce personnage est de chair, il procure des émotions et, obligatoirement, on s’identifie à lui.
Ensuite, changement de salle, changement de décor, changement d’histoire, vous percevez la cohérence d’un autre homme. Il y a ainsi trois scènes qui durent une vingtaine de minutes chacune. En une heure, vous avez changé de peau trois fois. Vous allez alors intégrer plusieurs points de vue et, de ce fait, vous êtes conduit à faire le tri pour affiner votre propre position sur le sujet.
Le rapport Homme-loup… le thème est brûlant !
Vous avez raison ! Au début on m’avait demandé de ne pas parler des bergers, afin d’écarter toute polémique. Mais leur point de vue était bien sûr nécessaire.
En racontant une histoire qui s’étale sur trois générations, nous avons pu aborder toutes les facettes de notre sujet. Dans une première scène, le personnage principal a 75 ans, il a toujours été berger et éleveur. Il a vécu avec son troupeau. Pour lui, l’homme a gagné sur le loup et celui-là n’a plus sa place.
Dans une autre salle, on raconte l’histoire de Jean, son fils, qui a fait des études scientifiques. Il est éthologue. Il a quitté la France pour l’Italie. Or, il y a plus d’un millier de loups en Italie et cela se passe plutôt bien. Nous essayons de faire comprendre pourquoi cette différence, en nous appuyant sur des données ethnologiques, historiques, religieuses…
Il y a aussi un troisième personnage : la petite-fille. Celle-ci vient de terminer un cursus dans une école de bergers à Rambouillet, elle va reprendre le troupeau de son grand-père. Mais son approche est différente car elle est allée en stage au Canada où les loups se comptent par milliers. Les habitudes et les rapports avec l’animal n’ont rien à voir avec les nôtres.
Le spectacle nous permet de balayer toutes les facettes du sujet.
Vous véhiculez un message ?
Nous avons produit un documentaire fictionné dont Karine Lou Matignon est l’auteure. Nous cherchions à rester objectif, cependant notre point de vue doit certainement apparaître : il ne s’agit pas d’idéaliser le loup, mais il faudrait lui donner sa place.
Quelle démarche avez-vous suivie pour aboutir à ce rendu en finesse ?
Je suis resté longtemps à Saint-Martin, plusieurs mois, par période. J’ai loué une maison pour ne pas être à l’hôtel. Au départ, nous avons contacté des gens appartenant au réseau du parc puis, petit à petit, nous avons élargi les rencontres. Je suis allé dans les cafés, j’ai passé plusieurs nuits avec les bergers, j’ai rencontré des gens, beaucoup de gens. Nous étions deux, voire trois, à accomplir ce travail d’ethnologue.
Au début, il n’y a pas d’histoire, pas de personnage, on se contente d’accumuler la matière. Les choses se structurent ensuite. Parmi les personnages de l’histoire, par exemple, il y a Bastien. Il est né d’une rencontre avec le lieutenant de la louveterie ; un type exceptionnel. Nous nous sommes nourris de ces gens pour étoffer nos personnages de fiction.
Ensuite, lors de la phase de scénarisation proprement dite, les gens du parc nous ont beaucoup aidés. Nous étions toujours en contact, ils étaient notre caution pour ne pas dire de bêtises. Nous avons également travaillé avec des scientifiques. Ce que j’aime bien avec les gens du parc, c’est leur vécu. Les scientifiques, c’est superbe, mais quelquefois ils théorisent trop.
Vous avez douté ?
Quand j’ai commencé à rencontrer les bergers, j’ai pensé que l’on m’interdirait peut-être de parler de ces hommes. Le maître d’ouvrage, Gaston Franco, le maire de Saint-Martin, m’a laissé une grande liberté.
Y a-t-il un secret au succès ?
À 1 500 mètres d’attitude, dans une vacherie, on s’assoit sur des gradins, en imaginant qu’on va voir un film. Et voilà qu’on bascule dans le domaine du théâtre, du cinéma, du son et lumière. C’est bourré de surprises. Quand on parle du carcan de la religion, une énorme grille tombe devant vous, une vraie grosse grille en fer, avec un bruit impressionnant. Personne ne s’y attend. On crée la tension. C’est peut-être cela le secret.

Recueilli par Moune Poli