Politiques publiques au banc de l’évaluation

Le fleuve Sénégal pleure ses écosystèmes

 

Espaces naturels n°20 - octobre 2007

Vu ailleurs

Maya Leroy
Groupe de recherche Gestion environnementale des écosystèmes et forêts tropicales - Engref

 

Les écosystèmes du fleuve Sénégal se dégradent malgré la multiplication des conventions internationales. Quelle est donc l’efficacité environnementale de ces engagements ? Le besoin d’un cadre d’analyse critique se fait sentir.

Les pays riverains du fleuve Sénégal, tous, ont ratifié plusieurs conventions internationales. Elles les engagent au maintien et à la protection des écosystèmes.
Il est vrai, en effet, que les écosystèmes de la vallée du fleuve Sénégal, vaste plaine d’inondation sahélienne, sont le siège d’une production biologique très importante et qu’ils génèrent des ressources naturelles et économiques majeures dans une région où les pluies sont rares.
La richesse écologique de ce territoire dépend d’abord des ressources en eau et en limons, essentiellement charriés par le fleuve, en particulier au moment des crues. La biodiversité est associée à la présence d’habitats diversifiés, fragiles et complexes, étroitement liés à des différences micro-
topographiques, à des alimentations en eaux douces et saumâtres dont les équilibres varient au cours des saisons et d’une année sur l’autre.

Profusion. Parmi les conventions internationales ratifiées par les pays du fleuve (Sénégal, Mauritanie, Guinée), la plus directement impliquée est la convention Ramsar sur les zones humides. D’autres conventions, cependant, couvrent également la protection de l’hydrosystème et la qualité de ses eaux, en particulier en tant que fleuve international, les espèces et habitats qui en dépendent, leur biodiversité, la lutte contre la désertification, etc.
À titre d’exemple, le Sénégal, à lui seul, a ratifié onze conventions internationales sur l’environnement qui s’appliquent toutes à la vallée. La signature de ces conventions a donné lieu à la mise en place de dispositifs de gestion environnementale nombreux (plans nationaux et régionaux d’actions pour l’environnement, stratégies de conservation de la biodiversité, programme d’atténuation et de suivi des impacts sur l’environnement, plans de gestion locale des ressources naturelles…) qui prétendent intégrer pleinement les enjeux environnementaux de ces territoires.

Clarification. Face à cette profusion de dispositifs internationaux, mais aussi nationaux et locaux, il est essentiel de se donner les moyens d’évaluer effectivement les actions proposées et mises en œuvre. C’est ainsi que, sur la vallée du fleuve Sénégal, une étude a été conduite, six ans durant, pour savoir quelle stratégie était suivie pour gérer les écosystèmes du fleuve Sénégal et avec quels résultats ?1 Pour ce faire, un cadre et une grille d’analyse ont été construits ; ils s’appuient sur un double regard, à savoir : une clarification des critères de performance environnementale et, deuxièmement, une analyse en termes de dynamique2. Celle-ci produit des indications sur les ralentissement, stabilisation ou accélération des processus dommageables qui permettent d’évaluer les dispositifs de gestion y compris au cours de leur mise en œuvre.

Révélation. Ce travail révèle que de nombreux dispositifs ne répondent pas aux enjeux environnementaux affichés ; en
particulier aux engagements de maintien de fonctionnalité de l’hydrosystème.
En effet, la gestion des débits du fleuve (largement contrôlés par des barrages) est déterminante pour le fonctionnement des écosystèmes et de ses composantes. Ainsi, les précipitations dans cette région étant très faibles, l’ampleur de la crue, et les surfaces qu’elle permet d’inonder sont un facteur fondamental pour la biomasse globale. De même, la durée de la crue détermine le temps de submersion et d’imbibition des terres, favorable à la croissance des plantes.
Dans une région soumise à une très forte évaporation, la capacité des mares à rester en eau, la croissance des plantes et du phytoplancton, sont autant de facteurs déterminant l’augmentation de la faune et ses capacités de reproduction. Enfin, la forme de la crue, les dates d’arrivée du pic de crue et la vitesse de retrait des eaux, déterminent fortement le cycle végétatif des plantes, mais aussi celui des différentes espèces animales, en particulier des espèces migratrices.
On s’attendrait ainsi à ce que tous les dispositifs de gestion environnementale du fleuve soient très précis et orientés vers la préservation des zones humides. Les caractéristiques et la qualité de la crue devraient viser à se maintenir à long terme. La crue devrait être soutenue artificiellement par des lâchers d’eau au niveau du barrage de Manantali : une retenue installée au Mali sur le principal affluent qui contrôle la moitié des débits du fleuve.
De même, on s’attendrait à ce que les dispositifs soient explicites par rapport à la limitation des endiguements afin de maintenir des surfaces inondées et des écosystèmes humides fonctionnels. Or, ces deux points sont rarement mis en exergue.
On observe ainsi que certains dispositifs proposent bien le maintien d’une crue, mais en deçà des critères qui permettant de répondre aux besoins de la faune ichthyenne ; ou, par ailleurs, favorisant le développement de nouveaux endiguements.

Cohésion ? Dans les faits, les dispositifs de gestion environnementale sont rarement cohérents. Leur mise en œuvre ne prend pas en compte l’articulation des différents enjeux environnementaux qu’ils devraient résoudre. C’est pourquoi leur pertinence environnementale est souvent très faible. La cohérence est encore moins au rendez-vous, si l’on cherche à articuler un dispositif à un autre. C’est ce que montrent l’analyse et l’évaluation multiscalaire développée dans l’ouvrage.
D’autre part, si l’on s’attache à faire une évaluation, pas seulement externe (basée essentiellement sur l’analyse des résultats), mais aussi interne (en suivant le processus de construction et d’évolution du dispositif), on voit comment les projets et programmes s’accumulent sans avoir finalement de pouvoir d’influence sur les points cruciaux à lever pour limiter la dégradation des écosystèmes du fleuve. Ainsi par exemple, les programmes d’optimisation de la crue, deviennent des programmes de recherche d’optimisation des débits pour assurer une performance agricole et hydroélectrique des ouvrages ; ou encore les fonds alloués à l’atténuation des impacts environnementaux de la mise en service de l’usine hydroélectrique, prévoient des mesures d’accompagnement qui ne sont autres que des propositions de nouveaux projets d’équipement et le développement de nouveaux barrages, etc.
Enfin, il n’est pas rare que les instances en charge de la mise en œuvre de ces dispositifs soient, en majorité, dominées en leur sein par les intérêts des filières (énergie, agriculture irriguée, navigation) qui sont justement défavorables à la préservation de ces écosystèmes.

Désillusion ? Mais ces intérêts sectoriels, s’ils sont essentiels pour comprendre la concentration des moyens sur un petit nombre d’objectifs de développement
souvent très défavorables au maintien des qualités de l’environnement, ne sont pas suffisants pour expliquer la façon dont les dispositifs de gestion tendent petit à petit à évacuer les enjeux environnementaux tout en prétendant les intégrer pleinement. Quatre facteurs complémentaires doivent être retenus ; une approche rétrospective sur le long terme permet de les identifier clairement.
1) D’abord, la tendance à être amnésique sur les échecs des projets de développement et sur leurs impacts écologiques, ce qui pousse à envisager tout nouveau projet comme une nouvelle solution qui amnistie les erreurs passées dans un milieu pourtant de plus en plus dégradé.
2) Ensuite, la tendance à surévaluer les capacités de maîtrise technique face à la complexité et l’instabilité des situations de gestion.
3) D’autre part, une grande difficulté à assumer la responsabilité collective de la gestion de l’environnement face à d’autres responsabilités collectives, sociales, économiques, jugées souvent plus sérieuses. Cette difficulté pousse soit à désigner un coupable, figeant le débat et bloquant le traitement du problème, soit à proposer un mode de résolution consensuel, dans des contextes de concertation où les enjeux environnementaux sont alors étouffés par les autres intérêts en jeu.
4) Enfin, la tendance à changer de référentiel normatif en cours de programmes produit de nombreuses confusions, et dans la durée pousse à faire l’impasse sur les informations anciennes (sous prétexte que les connaissances auraient évolué et que la situation aurait changé) et ainsi sur la réalité des modifications sur le long terme des milieux et écosystèmes étudiés.

Solution ? La construction d’un cadre d’analyse critique et d’une grille opérationnelle2 pour évaluer la performance environnementale des dispositifs de gestion environnementale du fleuve Sénégal, peut, sur son principe, s’appliquer facilement à d’autres cas. Elle constitue un outil, pour les bailleurs de fonds comme pour les États, qui permet d’évaluer les points durs à lever pour augmenter l’efficacité environnementale de leurs actions et mieux mesurer l’impact sur l’environnement des compromis choisis. Elle est aussi pour les acteurs d’environnement un moyen de mieux mesurer le sens de leurs actions, le cadre et la tendance dans lesquels elles s’inscrivent, voire d’appuyer et de renforcer leurs stratégies.

1. L’étude a été menée par Maya Leroy dans le cadre d’un travail de thèse. Elle a donné lieu à la publication d’un ouvrage (cf. en savoir plus).

2. Cette grille
(cf. En savoir plus) est actuellement utilisée par l’auteure pour évaluer des actions de gestion de zones humides en Méditerranée.

En savoir plus
Gestion stratégique des écosystèmes du fleuve Sénégal. Actions et inactions publiques internationales - Maya Leroy, L’Harmattan, 2006.
Le lecteur y trouvera une description fine de la façon dont la grille d’évaluation a été élaborée et le cadre théorique qui a permis sa construction. L’ouvrage montre également comment utiliser concrètement cette grille pour plusieurs dispositifs de gestion du fleuve Sénégal. Une rétrospective sur le long terme permet de mieux saisir l’ampleur des processus qui ont affecté les écosystèmes du fleuve, et les enjeux à relever dans un tel contexte. Voir Espaces naturels n° 19, rubrique « Parutions ».