Une alliance de bon aloi
Apprendre comment travaille le chercheur en sciences sociales, c’est utiliser les sciences humaines au profit de la biologie de la conservation.
Les chasseurs sont des viandards ; « les hommes politiques ne s’intéressent qu’à leur réélection » ; « les défenseurs de la nature sont des intégristes ». Voilà c’est dit. On a tout compris, ou du moins le croit-on !
Mais, comme rien n’est simple, on peut aussi interroger les évidences et se persuader que, derrière les affirmations à l’emporte-pièce, il y a des choses à découvrir : des façons de faire, de vivre, de penser la nature. Le quotidien du chercheur en sciences sociales est fait de ce pain. Le sociologue, l’ethnologue, l’anthropologue – quelle que soit la discipline – peut apporter un précieux regard aux professionnels chargés de la mise en œuvre des politiques publiques et travailler de concert avec ses collègues, chercheurs en sciences de la conservation – en biologie, écologie…
En cas de conflits d’usage
Le gestionnaire d’espace de nature (ordinaire ou remarquable) se portera-t-il mieux après une étude en sciences sociales ? Que peut lui apporter ce type de recherche quand il est confronté à l’obligation d’appliquer une mesure réglementaire dans un contexte conflictuel ?
Car de telles situations, il en connaît beaucoup. Le gestionnaire d’un territoire naturel peut se trouver aux prises avec des conflits d’usage impliquant des acteurs locaux. Il peut s’agir d’activités touristiques, cynégétiques, piscicoles, agro-pastorales, technico-scientifiques… Ce professionnel peut aussi être en devoir d’apprécier la faisabilité d’un projet : la création d’une aire protégée, la mise en œuvre de contrats territoriaux d’exploitation (CTE), la réintroduction d’espèces…
Alors oui, l’étude en sciences sociales permet au gestionnaire d’espace de nature d’identifier les enjeux, les logiques de discours et le positionnement des parties en présence. Elle l’autorise à garder de la distance, à trouver l’argument juste, à élaborer la stratégie adéquate.
Soit dit en passant, tout cela est également vrai pour d’autres types de projets moins conflictuels mais tout aussi délicats. On évoquera les démarches pour aboutir à la labellisation de produits de terroir1, à la mise en œuvre de nouveaux outils de gestion des milieux ou encore à la mise en valeur de marqueurs identitaires dans des manifestations culturelles, ou liés au développement d’un savoir-faire…
Cadrer l’étude
Pour aller dans le sens de collaborations scientifiques pluridisciplinaires en matière de gestion environnementale, il convient de savoir comment travaille le chercheur en sciences sociales. Il faut bien comprendre, en effet, qu’il a plusieurs manières d’aborder son sujet. Sa thématique de recherche peut le conduire soit à centrer son étude sur l’une des composantes de la société (catégorie socioprofessionnelle, communauté villageoise, unité régionale…), soit à l’étendre à la société tout entière. C’est ce qu’a fait, par exemple, une équipe de sociologues en travaillant sur les applications de Natura 2000, sur les conséquences de sa mise
en œuvre et ses spécificités régionales
(cf. en savoir plus, note 1). Cependant, le chercheur peut également resserrer son approche et questionner les enjeux d’un débat portant sur des mesures de gestion. Dans ce cas, il traitera par exemple, du projet de zonage du loup2 ; du déclassement d’une espèce protégée ou de pratiques sociales controversées telles les chasses traditionnelles (dont les officiants convoquent la tradition pour légitimer et revendiquer le maintien de leurs activités).
De la même manière, les « façons de faire » (d’aménager, de produire, de cultiver) et « les façons de dire » la nature peuvent aussi être appréhendées sous un angle spécifique – politique, scientifique, administratif, technique, religieux et symbolique – ou dans leur globalité.
Recherche finalisée ou recherche-action , les deux sont possibles (certains chercheurs préfèrent le terme de recherche-intervention qui correspond mieux à la posture qu’ils défendent3). Il va sans dire que l’échéancier et le budget orientent la construction de l’objet, mais aussi l’approche retenue, les choix méthodologiques et les résultats attendus (surtout s’il s’agit d’apporter des solutions, des arguments au commanditaire). Seront donc ainsi définies la durée des missions, la nature des entretiens, l’identification des interlocuteurs.
Les méthodes
en sciences sociales
Le scientifique peut privilégier une approche compréhensive ou une approche explicative. Dans le premier cas, il se met à la place de l’informateur pour retracer son propos ; dans le second cas, il vise à dégager les structures sous-jacentes de l’organisation sociale qui sont véhiculées à l’insu des acteurs sociaux.
Les conditions et les objectifs définis, reste alors à réunir la « matière » de l’étude. Pour ce faire, et outre la recherche bibliographique, le scientifique procède à des enquêtes de terrain au cours desquelles il mène des entretiens (généralement semi-directifs). Le questionnaire peut également permettre le recueil de données. Celui-ci peut-être composé de questions fermées (imposant une réponse oui/non) ou ouvertes (appelant un commentaire).
Si le chercheur souhaite mettre en évidence des logiques de discours ou des positionnements, il choisira plutôt une méthode d’enquête qualitative (entretiens individuels par exemple). A contrario, il usera d’une méthode quantitative si elle vise un recensement plus exhaustif. Ces deux méthodes ne sont pas exclusives.
S’étonner de tout
Interroger les stéréotypes et les idées reçues… questionner leurs conditions d’émergence, les stratégies et jeux d’alliance de ceux qui les véhiculent. Tel est un des rôles que le scientifique s’assigne. Il cherchera ce qui motive tel ou tel acteur lorsqu’il affirme : « Tous les agriculteurs sont des pollueurs », « Tous les gestionnaires parisiens sont des technocrates qui ignorent tout de la réalité de terrain » ou encore « Tous les écologistes sont des religieux en puissance ».
Ainsi, le scientifique peut être appelé à interroger l’émergence d’un parti politique (« Chasse pêche nature tradition » par exemple), ou le changement de nom d’un établissement public (l’Office national de la chasse est, depuis peu, devenu l’Office national de la chasse et de la faune sauvage). Comme pour la plupart des exemples précédemment cités, ces faits sociaux imposent de prendre en considération la dimension historique. Le décodage des idées reçues nous en dit long sur les idéologies en présence.
Changement de climax
Le chercheur en sciences sociales peut également analyser les notions fondatrices des sciences de la conservation. Dans cette perspective, il interrogera, par exemple, la conception de l’espace en lien avec la gestion du vivant. Il cherchera à décoder des notions telles que « capacité d’accueil », « écosystème », « biotope ».
Que l’on songe ici aux travaux de Raphaël Larrère sur la notion de climax. En écologie, le climax correspond à un état d’équilibre d’un milieu. Celui-ci est déterminé par les conditions « moyennes » des facteurs écologiques d’un biotope considéré4. Le sociologue a montré comment cette notion est essentielle à la compréhension de l’idéologie des forestiers. Il a interrogé la notion de climax sous l’angle du rapport des couples d’opposition « équilibre/déséquilibre », « dynamique/statique ».
Car les mots ne sont pas vides de sens social. Ainsi, André Micoud5 proposait de substituer l’expression « momentanément et localement proliférant » au terme de « nuisible » apposée à certaines espèces. De même, on peut donc interroger l’érection de la biodiversité comme norme sociale, les conditions d’émergence d’une nouvelle profession telle l’écozootechnicien, ou encore l’évolution du métier de garde-moniteur dans les Parcs nationaux.
Des collaborations bien menées, avec des scientifiques d’autres disciplines (écologie, éthologie, biologie…) permettent d’étudier les pratiques sociales : leur évolution, leur transformation, leur spécificité et leurs incidences sur la nature. Pour exemple, celle réalisée dans les Cévennes. La recherche (cf. en savoir plus, note 2) menée sur les différentes pratiques d’équarrissage des éleveurs caussenards vivant dans des zones à rapaces nécrophages a permis à ces éleveurs de prendre conscience du bénéfice qu’ils pouvaient tirer de la présence des vautours fauves. Loin de lutter contre leur présence, ils ont su en tirer profit et participer à la pérennisation de cette espèce protégée. Concrètement, ils ont troqué leurs pratiques pour un équarrissage écologique. Bel exemple qui a permis un rapprochement entre agriculteurs et écologistes, deux catégories d’acteurs que l’on a trop souvent tendance à opposer.
1. Les Produits de terroir, entre culture et règlements, P. Marchenay, L. Bérard, CNRS, 2004.
2. « Polémique autour du projet de zonage, appliqué
à la gestion des loups dans l’arc alpin français »,
S. Bobbé, J-F Staszak, Espaces et Sociétés,
n° 110-111, 2002.
3. Sur les positionnements du chercheur en sciences sociales, se référer à l’article d’Isabelle Mauz (pages 18 et 19 de ce numéro).
4. À ce sujet, lire Espaces naturels n° 8, article de Jacques Blondel.
5. André Micoud est directeur de recherche au CNRS.
en savoir plus
1. La Construction du réseau Natura 2000 en France. Une politique publique à l’épreuve des scènes locales, P. Alphandéry, A. Fortier, C. Deverre,
J-P Billaud, G. Geniaux, F. Pinton, Rapport du ministère de l’Écologie,
La Documentation française, 2005.
2. Rôle des rapaces nécrophages dans la gestion de l’équarrissage, François Sarrazin, Sophie Bobbé, Thierry Buronfosse, Rapport Medd (appel d’offres Diva), 2006.
« Les nouvelles figures du sauvage », Sophie Bobbé, Communications, n° 76, 2004.
L’Utopie de la nature, Sergio Dalla Bernardina, Imago, 1996.
Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Catherine et Raphaël Larrère, Aubier, 1997.
Des Bêtes et des Hommes.
Le rapport à l’animal : un jeu sur la distance, Bernadette Lizet et Georges Ravis-Giordani, CTHS, 1995.