Solution locale contre menace globale ?
Espaces naturels n°71 - juillet 2020
• Elie Gaget , post-doctorant en biologie de la conservation à l'Université de Turku, Finlande, elie.gaget@gmail.com, Thomas Galewski, chef de projet observatoire des zones humides méditerranéennes-Tour du Valat, galewski@tourduvalat.org
Le changement climatique bouleverse les écosystèmes et notre aptitude à les conserver. La gestion et la protection des milieux naturels peuvent se montrer utiles pour faciliter l’adaptation des espèces aux changements globaux.
Les stratégies de conservation de la biodiversité ont historiquement été établies pour lutter contre la perte, la dégradation et la fragmentation des habitats ainsi que la surexploitation des ressources naturelles. Bien qu’efficaces pour réduire les pressions anthropogéniques sur les habitats et les espèces, ces stratégies de conservation pourraient sembler dérisoires face aux dérèglements climatiques attendus au cours des prochaines décennies.
En effets, malgré l'accord de Paris sur le climat (2015) pour contenir le réchauffement climatique en dessous de +2 °C d’ici 2100, les scénarios les plus probables prévoient une augmentation de +2 °C à +5 °C et le retour à des températures préindustrielles pourrait prendre des centaines d’années (IPCC 2013). Sachant qu’en Europe, 1 °C supplémentaire équivaut à un déplacement des isoclines thermiques d’environ 250 km vers le nord. Face à ces changements, les espèces vont devoir soit changer de distribution par un déplacement des individus pour rester en phase avec leurs milieux optimaux, soit s’adapter rapidement et dura- blement aux changements. À l’heure actuelle une des réponses les plus observées et documentées concerne le déplacement total ou partiel de l’aire de distribution des espèces à la poursuite des isoclines thermiques.
En effet, la distribution des espèces s’étend au-delà des limites froides de répartition, par colonisation et/ou augmentation de densité de popula- tion, et diminue parfois dans les limites chaudes, par extinction locale et/ou perte de densité de population.
Alors qu’un déplacement d’aire de distribution dépend de la capacité de dispersion des espèces, il peut aussi être contraint par leur dynamique de population et la disponibilité des habitats. Une question importante pour la conservation est donc de savoir sur quels leviers agir pour faciliter les déplacements des espèces en consé- quence du réchauffement climatique lorsque les activités humaines ont
fortement modifié la disponibilité et la continuité des habitats naturels des espèces.
OISEAUX D’EAU
Dans deux études récentes, nous avons tenté d’évaluer comment les politiques de conservation et la dégradation des habitats influencent la réponse des espèces au réchauffement clima- tique. Nous nous sommes intéressé à 132 espèces oiseaux d’eau hivernants régulièrement dans la région Méditer- ranée, dénombrés lors des comptages wetlands. Ces comptages sont coor- donnés à l’échelle internationale par l’ONG Wetlands International et effec- tués à la mi-janvier par des milliers de bénévoles et professionnels partout sur le globe depuis plusieurs dizaines d’années.
Sur qu ls leviers agir pour faciliter les déplacements des espèces en lien avec le réchauffement climatique ?
La méthode utilisée pour évaluer la réponse des espèces au réchauffement climatique est celle de l’indice thermique des communautés. Cet indice est calculé comme une moyenne de la niche thermique des espèces (la température moyenne sur leur aire de distribution) pondérée par leur abondance. En principe, sur une aire donnée, l’augmentation des températures devrait entraîner le déplacement des espèces et donc un changement de composition des communautés avec une plus grande représentation des espèces thermophiles (c'est-à- dire qui vivent sous des températures élevées) par rapport aux espèces d’affinité thermique froide. Un indice thermique des communautés stable dans le temps malgré l’augmentation des températures suggère une absence ou un retard d’ajustement de la communauté au réchauffement climatique.
Au cours des 20 dernières années, l’indice thermique des communautés d’oiseaux d’eau hivernants en Méditerranée a augmenté, suggérant des déplacements d’aires de distribution en réponse au réchauffement de +0,7 °C des températures hivernales (2 786 sites). Ainsi, par exemple, alors que les Échasses blanches (Himantopus himantopus) et les Ibis falci- nelles (Plegadis falcinellus) se font plus nombreux, les effectifs d’Oies cendrées (Anser anser) et de Garrots à œil d’or (Bucephala clangula) stagnent ou diminuent.
ARTIFICIALISATION
Un point crucial concernant cet ajustement des communautés d’oiseaux d’eau au réchauffement climatique concerne son hétérogénéité dans l’es- pace et sa relation avec le degré de protection et de conservation des sites étudiés. Premièrement, plus les pays appliquent une législation environne- mentale stricte et contraignante, plus la réponse des communautés d’oiseaux au réchauffement est prononcée. La tendance de l’indice est par ailleurs largement influencée par les espèces strictement protégées (espèces listées en Annexe I de la directive Oiseaux), suggérant que la protection accordée à ces espèces et leurs habitats facilite leurs changements de distribution.
Deuxièmement, sur les sites les plus préservés de l’artificialisation des milieux naturels, le déclin des espèces d’affinité froide est limité tandis que l’arrivée d’espèces ther- mophiles permet l’augmentation de la richesse spécifique. En revanche, plus la conversion des habitats natu- rels en milieux agricole, urbain ou autres milieux artificiels est forte sur un site, moins les communautés d’oi- seaux se sont ajustées au réchauffement : au-delà de 5 % de conversion en 15 ans, aucun changement significatif de l’indice n’a d’ailleurs été constaté.
Les aires protégées peuvent augmenter la résilience des espèces vulnérables à l’augmentation des températures.
C’est au contraire une « homogénéi- sation biotique » qui est observée en réponse à la conversion des habitats naturels, c’est-à-dire une augmentation d’espèces qui tolèrent de larges gammes de conditions environnementales, par rapport à des espèces plus spécialistes. Ces résultats concernant des oiseaux d’eau hivernants viennent conforter ceux d’autres études portant sur des espèces moins mobiles ou
© Olaf Leillinger |
en reproduction et s’intéressant à la qualité et à la protection des milieux à même de faciliter une réponse des espèces aux changements clima- tiques.
Des aires de distribution déplacé s suite au réchauffement de +0,7 °C en Méditerrannée
Par exemple, au Royaume-Uni les espèces (vertébrés et invertébrés) qui étendent leur aire de distribu- tion colonisent préférentiellement les aires protégées et certaines diffusent ensuite dans les habitats environ- nants. En plus de faciliter un change- ment de distribution, les aires proté- gées peuvent également augmenter la résilience des espèces vulnérables à l’augmentation des températures, par exemple dans les forêts boréales.Ainsi les efforts de conservation entrepris historiquement pour lutter contre la dégradation des habitats et protéger les espèces, notamment à travers la désignation d’aires proté- gées, apparaissent également comme une solution pour permettre aux espèces de répondre au changement climatique.